BLANC TOTAL                    NOIR TOTAL

 

 

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Quelque part sous-terre un angle de rue se répète, le même panneau bleu annonçant le même nom que quelques mètres plus haut, à la surface. Il y a ceux de dehors et ceux de dessous. Tout d'un coup les repères se brouillent. Le nom disparaît. Les frotte-connards ont tout oblitéré, un jet de fumigène dont le brouillard se densifie, efface les murs, les ombres, les noms, les corps. Un blanc opaque et pur comme un lait. Il n'y a plus de devant, de derrière, de droite et de gauche, seule la certitude d'avoir les pieds ancrés dans un sol, quand bien même il est lui aussi invisible. Lorsque l'épaule ou la main heurte, le réel se reconstitue par à coups. On crie, on appelle les noms de ceux dont la voix est le seul réconfort. Il sont derrière l'écran immaculé sur lequel le film n'a pas lieu. Sur lequel rien n'est projeté qu'une angoisse vierge. Il faudra attendre que le lait se dilue dans les boyaux sous-terrains, que les catacombes digèrent l'attaque. La panique s'estompera petit à petit.

 

Quelque part sur une route en construction. Des ouvriers nous font signe, agitent la main en poussant des cris, mais la route n'étant pas barrée nous ignorons leurs appels, car nous avons pour règle de ne jamais faire demi-tour, sauf impossibilité matérielle de continuer. La lumière est d'une implacable verticalité, et nous avançons vers un premier tunnel. A mesure que l'entrée s'éloigne derrière nous, le noir gagne peu à peu du terrain, et plus on avance plus il nous enveloppe, plus il semble rassembler de matière en lui pour nous contraindre à renoncer. La route devient de moins en moins tangible, elle perd de sa matérialité. Bientôt le noir a tout envahi. Nous avançons dans le noir total. Il n'existe plus qu'un avant et un après, que détermine notre progression aveugle. Il est impossible de savoir si nous roulons toujours sur le côté droit ou sur le côté gauche de la route, ou bien au milieu, si nous allons heurter un mur, un obstacle ou même si nous ne nous dirigeons pas vers un gouffre incomblé dans lequel nous disparaîtrons avec nos vélos. Il n'existe d'autre repère que la mémoire, que le souvenir de ne pas avoir fait demi-tour depuis l'entrée du tunnel. La mémoire nous guide à l'aveugle, et la sensation des jambes qui continuent de pédaler. Un bourdonnement faible, qui devient bientôt un grondement inquiétant retentit, semble se rapprocher. Quelques instants plus tard les phares d'une voiture en nous dépassant éclairent brièvement une portion de route que nous nous efforçons de mémoriser, ainsi que notre propre position. Il faudra tenir sur ce souvenir, ces quelques dizaines de mètres de lumière, jusqu'à la prochaine voiture.