Copy 60

 

 

Un banal selfie de vacances, tiré sur un papier photo couleur non moins banal est photocopié une première fois, en noir et blanc. A partir de cette copie, une seconde copie est faite, qui sera elle même l'objet de la copie suivante, et ainsi de suite jusqu'à l'abandon du procédé, au bout de 60 copies de copies.

 

Au départ il s'agissait de tenter la destruction d'une image par la redondance d'elle même, ad nauseam, à travers un procédé mécanique ici sollicité pour ses capacités d'appauvrissement reprographique des supports. Appauvrir une image, l'épuiser tant symboliquement que matériellement à travers sa paradoxale multiplication, c'est imiter la logique capitaliste au paroxysme de sa consanguinité. Opérer une sorte de compound culturel, du nom d'un de ces procédés plasturgiques qui consiste entre autres à dégrader du plastique pour en produire de moins bonne qualité, moins cher. Produire, accumuler des denrées jusqu'à saturation, jusqu'à la perte totale de sens qui coïncide avec une jouissance aveugle du signe, c'est quelque part effectuer un rituel sacré, comme les soufis qui « répètent les 99 noms de Dieu jusqu'à ce que ceux-ci ne veuillent plus rien dire »(1), mais un rituel inversé, un simulacre, puisque toute spiritualité en est évacuée. Au fond, Le Pop Art n'est pas loin, mais dégénéré par un procédé cheap et débarrassé de son apprêt coloré.

Il s'agissait donc de sacraliser artificiellement une image, de la déifier en la nourrissant d'elle même jusqu'à son anéantissement, jusqu'à sa complète dévoration.

En bon narcisse j'ai choisi un autoportrait, car ce fut aussi la fascination pour ce visage qui se défait progressivement, de façon imprévue, jusqu'à l’absurde. Parce que trop nourri de lui-même, narcisse se vomit, son visage fond, bientôt il ne se reconnaîtra plus. L'eau se trouble, les souvenirs se brouillent dans son reflet. Une photographie est toujours une tentative d'endiguer la fuite du temps, de thésauriser le vécu tout en nous empêchant, paradoxalement, de prendre la pleine mesure de celui-ci. Une femme m'a dit un jour, au sujet de l'acte de photographier : « Parfois, tu ne veux pas oublier le moment que tu ne peux pas vivre ». Le projet Copy60 cherche ainsi à explorer ce rapport entre la photographie et la mémoire. La matière des souvenirs. De quoi sont-ils faits ? Une somme d'affects, de persistances visuelles et de fantasmes semble les constituer au moins en partie, mais ils échappent encore à cette définition, car ils sont changeant comme les reflets dans l'eau. La mémoire peut-elle demeurer intacte avec les années, ou doit-on assister, impuissants, à son lent et hésitant délitement ? Tout rappel est altération, et Copy60 est en quelque sorte un vieillissement accéléré, une sénescence volontaire de sa propre image, comme une prémonition.

Si je fantasmais une disparition totale, il m'était pourtant impossible d'anticiper l'accomplissement du rituel. Les dernières copies de copies ruminent un visage monstrueusement dégradé qui semblent se figer dans cette horreur, s'en accommoder. L'arrêt à la soixantième copie fut arbitraire, le procédé n'avait plus rien à offrir : l'image avait atteint la limite de son autophagie.

 

Enfin cette image dégradée fut encore appauvrie par l’interprétation de l'appareil photo numérique, le redimensionnement des images et les divers traitements des logiciels en vue de fournir le médiocre Gif qui peut -ou non- constituer le résultat final de l'expérience...

 

 

 

1Borges, L'Aleph.