Duff, la bière qui disparaît

 

 

Une majorité des spectateurs en occident et ailleurs dans le monde connaît, ou du moins a déjà entendu parler de la série d'animation américaine Les Simpson (The Simpsons en langue originale), créée par Matt Groening et diffusée depuis 1989. Dans cette série, Homer Simpson est un père de famille, caricature de l'américain moyen, dont une des activités préférées est de s'affaler dans le canapé du salon pour regarder la télé en buvant une bière, boisson qu'il consomme aussi chez Moe's, le bar d'un de ses amis. Cette bière, la Duff, est bien connue des fans de la série; elle est produite dans la brasserie de la ville où vivent les personnages, Springfield, et se décline en 31 variétés1 au cours des épisodes. Son nom serait inspiré de celui du bassiste Duff McKagan, des Guns N' roses dont les créateurs de la série étaient Fans2. Elle possède une mascotte, Duffman, sorte de super-héros qui en chante les louanges et un parc d'attraction, Duffland. Avec le temps Matt Groening a ainsi fait de la Duff l'un des emblèmes de sa critique de la société et du marketing à l'américaine, dont toute la vacuité est d’ailleurs contenue dans son nom : Duff signifiant par ailleurs débile, déglingué, inutile en tant qu'adjectif, et truquer, maquiller quand il est verbe.

Mais voilà qu'en 2006, des entrepreneurs américains, surfant sur le succès de la série, décident de brasser la bière Duff, de la commercialiser et d'en faire la publicité, tout ceci à l'encontre du créateur de la série, qui ne souhaitait pas qu'une Duff réelle encourage les jeunes à boire de l'alcool3. Matt Groening n'ayant pas -en toute logique- déposé la marque, la bière Duff a pu devenir un bien de consommation sur le sol américain (mais produite au Mexique). La fiction a ainsi engendré, malgré elle, son double dans le réel.

L'histoire ne s'arrête pas là. En 2009, belges et allemands veulent leur part du gâteau, et se mettent à brasser une autre Duff, qu'ils commercialisent en Europe. Mais voilà, la loi Evin en France, s'appuyant sur l'article L 3323-2 du code de la santé publique, n'autorise pas la promotion de l'alcool dans un support destiné à la jeunesse. Aussi, depuis 2012, la bière Duff, désormais réelle, donc accessible sur le marché, par une torsion auctoriale proprement vénéneuse, oblige les chaînes de télévisions françaises, comme W9, à flouter l'étiquette de la bière dans la série. Ironie suprême, la fiction a donc modifié le réel qui la modifie à son tour.

Que nous dit cette image qui disparaît? Quelle est désormais sa nature exacte ? Ce flou n'est-il pas le spectre du double réel de la bière ? La logique du marché provoque ici une censure involontaire par le biais de l'appareil législatif : la loi censure une œuvre de fiction (soyons honnête, une partie de celle-ci) qu'elle n'aurait sans doute pas (encore) censuré sans cette conséquence involontaire et indésirée dans le réel. Ironiquement, le capitalisme a ainsi réussi ce tour de force d’annihiler dans la fiction l'objet même dont il a pu tirer profit dans le réel. C'est dire qu'ici le marché, fils illégitime, détruit son propre géniteur. La commercialisation de la bière Duff est un parricide. Tandis que les bouteilles et les objets dérivés de la Duff se démultiplient sur le marché, l’œuvre d'art elle, est amputée.

Que se passe-t-il désormais lorsqu'Homer boit une Duff ? En modifiant la fiction, la censure via le floutage de l'image perturbe l’intention de l’œuvre, elle prête à son personnage (Homer buvant sa bière) un caractère illicite que Matt Groening n'avait pas cherché à lui donner. La censure est donc, en l’occurrence, plus qu'une volonté de cacher, c'est une véritable tyrannie intellectuelle et culturelle; où l’œuvre est dépassée, détournée de son intention première et finit par se retourner contre elle-même, sous la coercition de la loi et du marché.

L'étiquette de la Duff fictionnelle étant floutée, l'image n'est désormais plus accessible aux spectateurs, qui pourront toujours se consoler avec la Duff réelle. Finalement, le slogan d'Homer au sujet de la bière : « la cause et la solution de tous les problèmes », devient prophétique. Que penser alors des ventes de cette bière ? Certes, ni le marché ni les consommateurs ne sont directement responsables de cette censure, mais ils l'ont néanmoins produite. Que cette bière ait eu une conséquence négative sur la série qui l'a créée n’empêchera pas les fans de l'acheter, ni les selfies de fleurir sur Internet. Et en même temps, c'est là, sur Internet, grâce au caractère instable, insaisissable des supports, que l’œuvre peut encore subsister, voire renaître dans sa pleine intégrité par le jeu de la piraterie...

Nous pouvons maintenant nous installer confortablement dans notre sofa, devant un épisode des Simpson, une Duff à la main, et nous souvenir de la Duff telle qu'elle était, du temps où elle n’existait pas encore. Trinquons ! Ou bien nous pouvons pleurer sur la fin de l'innocente satire des œuvres d'art, que récupère le capitalisme, lui qui phagocyte tout, jusqu'à l'imaginaire fictionnel, jusqu'aux séries de notre enfance et jusqu'à sa critique même.

 

 

 

1.Selon le recensement proposé par l'article Duff (bière) de wikipédia.org

2.D'après It's So Easy and Other Lies, un film de Christopher Duddy, 2015, Pop art factory., cité par Actualitté.com

3.Cf note 1. Ibid

 

© Camille Pouyet 2016

Cet essai fait partie d'un projet en cours : un ensemble d'essais sur l'Art, les livres et le capitalisme